Fic 1

Il inspecta son reflet dans le miroir, lissa consciencieusement sa mèche, posa sur son visage le sourire modèle X127bis, spécial « filles canon pas faciles » avant de négligemment pousser la porte. 

D’un regard neutre, elle observa son manège, nota quelque chose sur son bloc puis lui fit signe de s’installer.  

Lui, sans la quitter des yeux, d’une démarche dansante gagna le fauteuil confortable qui lui était dévolu depuis qu’ils avaient commencé à  se voir. Il prit ses aises et, sans plus attendre, attaqua : 

- Bonjour ! Je m’appelle Dick. Avec les filles, y a pas plus cool que moi. Ma devise : « Essayer le Dick, c’est l’adopter ». Dites ! Vous voulez m’essayer ? 

- Monsieur Casablancas ! Je vois que le ton est à la plaisanterie, mais est-ce bien le moment ? Ces séances, vous les avez choisies et vous en connaissez le coût, alors n’avez-vous pas plus important à me dire ?  

- Bah ! On gagne pas à tous les coups, mais qui ne tente rien n’a rien. Alors, de quoi voulez-vous qu’on parle aujourd’hui ? 

- À vous de me le dire… Il allait être question de votre famille lorsque nous avons interrompu notre dernier entretien donc… Si vous souhaitez développer. 

Elle nota immédiatement un changement chez le jeune homme. Insensiblement, il quitta son attitude désinvolte en se rencognant dans son siège. Sous le type hâbleur, l’enfant perdu pointait. 

- Ah ! Ma famille… C’est du programme ou je m’y connais pas. Je commence par qui ?... Mon invisible de mère, mon tôlard de père ou mon frère le meurtrier ?... Vous en pensez quoi ? 

Le ton dégagé  qu’il employa ne parvint pas à masquer totalement son malaise. Elle fit celle qui ne remarquait rien et l’engagea à poursuivre. 

- Je vous retourne la question. Vous, qu’en pensez-vous ? 

- Heu !... On peut faire un jeu ?... Je tire un nom du chapeau et je vous raconte des choses. Ça vous va ?... Alors, c’est parti. Tic ! Tac !... Tic ! Tac !... Mais qui va gagner ?... Waouh ! Quel suspense. Tic ! Tac !... Tic ! Tac !... Dring !!!... Notre grand gagnant est… Une gagnante. Bravo Maman ! Tu le mérites. Que voulez-vous savoir ? 

- Que voulez-vous me dire ? 

- Oh ! Et joueuse avec ça… Des questions pour répondre à mes propres questions. J’adOOOre ! Vous vous y entendez pour titiller le mec, mais là, on n’avance pas. Alors ? 

Il avait dit ça d’une traite, une lueur interrogative au fond de ses yeux narquois. Comme elle se contentait de l’observer sans rien dire, il ressentit une gène, changea de position sur son siège et, en regardant ailleurs, commença : 

- Bon !... Je vous lâche les choses en vrac, à vous de faire le tri. Ma mère. Que dire de ma très chère et très tendre maman ?... Qu’élever des enfants, c’était pas trop son truc ? Attention, je ne dis pas qu’elle nous martyrisait. Pour tout le matériel, on n’avait pas à se plaindre mon frère et moi. Tous les jouets, tous les vêtements, on les a eus dans notre enfance. Plus tard, on n’a jamais manqué d’argent de poche, on pouvait dépenser sans compter. C’était sa façon à elle de nous aimer. 

Il crocheta ses doigts en forme de parenthèses pour bien souligner le terme « aimer » et continua : 

- Pour le reste... Une vie perso très prenante. Entre toutes les associations qu’elle dirigeait, les cocktails et inaugurations où elle devait se montrer, elle avait pas de temps à nous consacrer. Tous les soirs, elle sortait avec ou sans mon père. Et lui, l’homme qui montait des affaires plus vite que son ombre, c’était le roi des courants d’air. Comment voulez-vous que ces deux-là se soient rendu compte que Cassidy avait des problèmes avec le pédophile du coin ? 

Il énonça cette dernière phrase avec rage, comme s’il s’en voulait de quelque chose. Elle sauta sur l’occasion. 

- Et à  vous, votre frère en a parlé ? 

Il se raidit et lui lança le regard le plus meurtrier qui soit avant d’ajouter sèchement : 

- S’il vous plait ! On change pas de sujet, j’en ai pas fini avec ma mère. On verra ça plus tard et seulement si j’en ai envie. Je paye donc je raconte comme je veux. 

- Très bien. Alors poursuivez. Votre mère ? 

- Un jour, à  cause des aventures féminines de mon père ou de ses magouilles qui la dérangeaient, peut-être les deux, comment savoir… Elle nous annonça froidement qu’ils divorçaient. Ils s’étaient entendus. Il conserverait notre propriété de Neptune et, par la même occasion, notre garde. Nous changer d’école ne serait pas bon pour nous. Bla ! Bla ! Bla !... Le lendemain, elle se tirait en emportant avec elle tout ce qui comptait à ses yeux. Je me demande encore quelle valeur elle nous accordait. Si ! Je sais… Aucune. Ensuite, on ne l’a plus revue que de loin en loin. Son remariage avec un financier en vue de LA, on l’a appris par les journaux. La garce n’a même pas pris la peine d’être là pour l’enterrement de Cassidy. C’est vrai qu’avoir un assassin pour fils, ça le fait pas dans un CV. 

- Vous semblez lui en vouloir énormément et… 

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il jaillit de son fauteuil en hurlant : 

- Énormément ?... C’est rien de le dire. Si elle avait eu un temps soit peu la fibre maternelle quand mon très cher père nous a joué la fille de l’air après sa dernière escroquerie, elle aurait emmené mon frère en Europe avec elle. Ça lui aurait évité de faire le saut de l’ange. Maintenant, il serait peut-être en tôle, mais il serait vivant. VIVANT ! Vous m’entendez ? 

Tandis qu’il parlait, il arpentait la pièce à grands pas agités. Il avait les yeux brillants, les larmes n’étaient pas loin et, à le pratiquer depuis quelques séances, elle savait que jamais il ne voudrait qu’elle le remarque. Alors, pour lui laisser le temps de reprendre contenance, elle s’empara d’une fiche et fit mine de la lire. 

Il lui tourna le dos et se posta devant la fenêtre, faisant mine de surveiller la circulation des voitures quelques étages plus bas. Il inspira, s’essuya les yeux d’un revers de main rapide avant de regagner son fauteuil d’un pas lent.  

Dès qu’il fut assis, elle releva la tête. 

- Souhaitez-vous continuer ? 

- Ben ! On est là pour ça, il me semble. Vous avez des questions ? 

Le ton était cassant. Intérieurement, elle sourit. Son patient avait tout du chat. Il venait de retomber sur ses pattes et, pour faire bonne mesure, de sortir les griffes par la même occasion. 

Elle réfléchit un instant à la meilleure façon de poser sa question. Surtout ne pas le braquer si elle voulait le voir raconter ce qui le troublait tant. 

- Si nous parlions de votre frère ?... Vous aviez à peine trois ans d’écart. Comment était-il ? Vous entendiez-vous bien ? 

- Comment il était ?... Plutôt timide et renfermé, mais intelligent… TRÈS intelligent. Du genre doué en tout, les études et le reste. Il m’aurait presque filé des complexes ce p’tit con.   

- Ne décèlerais-je pas chez vous un brin de jalousie ? Vous voulez m’en parler ? 

- Jaloux, moi ?... D’un premier de la classe, qui intéressait le Ghostworld… Vous voulez rire. 

- Pardon ?... Je n’ai pas bien compris… Ghostworld ? C’est bien ce mot que vous venez de prononcer… Un genre de société secrète ? Pouvez-vous éclairer ma lanterne? 

Il s’agita sur son siège, consulta ostensiblement sa montre. 

- Bon !... C’est pas que je m’ennuie mais l’appel de la vague, vous savez ce que c’est… Non ?... Ben ! Vous ratez quelque chose. 

Il se leva, tira sur son T-shirt pour le remettre en place et réafficha sur ses lèvres le sourire X127bis qu’il avait en entrant. 

- On se revoit jeudi prochain à la même heure ? Je vous raconterai la belle histoire de mon père, ses magouilles, ses conquêtes… Un vrai roman ! dit-il en gagnant nonchalamment la sortie. 

Avant de refermer la porte derrière lui, il se retourna, lui adressa un clin d’œil et ajouta : 

- Essayer le Dick, c’est l’adopter…  Pensez-y ! 

Dès qu’il fut sorti, elle ouvrit son agenda, y inscrivit leur prochain rendez-vous puis, après un instant de réflexion, la petite phrase suivante : Relation à son frère : le pousser dans ses retranchements. Ghostworld ? 

écrit par SixofNine